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Chronique : Cet obscur objet du loisir

C’est avec grand plaisir que nous accueillons chaleureusement parmi nos chroniqueurs invités Pierre-André Romano, bien connu dans le monde du tourisme français.
Il y évolue depuis 24 ans et a créé, en 2008, Twimtravel, le premier réseau de conseillers en voyages à domicile en France.
Il a plusieurs passions : sa grande famille (il a six enfants), les voyages et l’écriture !

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Cet obscur objet du loisir
 » A l’occasion de la présentation de mon activité à un non initié, j’ai récemment eu à expliquer le fonctionnement du secteur du tourisme et de ses (r)évolutions en cours : remise en cause de la chaine de valeur traditionnelle, fusion des producteurs, nouvelles intermédiations, nouveaux modes de consommation, dichotomie producteur/distributeur imprécise, etc… Exercice périlleux d’autocritique face à un consommateur averti, dont le premier commentaire porta sur l’augmentation considérable du temps disponible pour les loisirs et ses conséquences en apparence positive sur notre métier : le temps dédié aux loisirs du consommateur français a augmenté de 29 % en 30 ans.

Certes, le sujet fait déjà l’objet de doctes analyses de mes confrères et des instituts d’études spécialisés depuis de nombreuses années. Mais nous n’avions pas anticipé les effets secondaires de cette tendance, qui, conjuguées à deux autres,  ont transformé ce potentiel eldorado en cauchemar économique. En effet, si les français disposent de plus de temps pour leurs loisirs, ils disposent de ce même temps supplémentaire pour les organiser eux-mêmes… Ajoutez une bonne dose d’internet pour l’accès immédiat et quasi-exhaustif à l’information, une baisse sensible du pouvoir d’achat, et vous obtiendrez un cocktail dévastateur pour la profession : un consommateur cherchant lui-même à organiser sur internet ses loisirs à moindre prix.  De quoi s’inquiéter pour notre présent.
Quant à notre avenir, que celui qui prétend en avoir une vision claire me jette la première brochure !
Les diverses parades et stratégies que nous avons envisagées ont fait long feu : mettre en avant le conseil ? Encore faut-il être réellement formé et financièrement motivé pour cela. Rassurer les consommateurs par les garanties auxquelles nous souscrivons ? De moins en moins crédible, cela n’empêchent plus les voyageurs de réserver en direct auprès des réceptifs ou des hôteliers, ou même via des intermédiaires indépendants non immatriculés.  Innover ? Le leitmotiv des conventions de réseaux depuis quelques années n’est pas un vœu pieux. Il est une volonté affirmée chez la plupart des professionnels et la condition de notre survie. Mais l’inertie des grandes structures, la résistance au changement et l’aversion pour le risque spécifique à la culture française sont autant de facteurs qui freinent notre enthousiasme et nous engluent dans des débats internes à la profession qui ne passionnent que ses intervenants.

Nos combats d’arrière garde laissent le champ libre aux « pure players » pour réinventer un métier qu’ils ne connaissaient que du côté consommateur, un boulevard  ouvert aux jeunes et talentueux diplômés de la génération « Y », plus souvent issus de formations commerciales ou scientifiques que d’un BTS tourisme, et dont l’ouverture d’esprit n’a d’égal que notre corporatisme sclérosant.

Innover ne signifie pas brader sur internet des stocks peau de chagrin. Les engagements des producteurs diminuent chaque année pour limiter leurs risques, et pour tenter de conserver leurs parts de marché les distributeurs réduisent leurs marges, se tirant ainsi une balle dans le pied, s’engageant dans une fuite en avant autodestructrice que seuls nos modèles financiers générant un besoin en fonds de roulement structurellement négatif permettent de maintenir en apnée, mais pour combien de temps ?

Il ne s’agit pas non plus de mettre des écrans tactiles sur nos vitrines ou de proposer des applis Iphone de réservation de voyages, évolutions sans doutes nécessaires mais loin d’être suffisantes. Il nous faut revenir au point de départ : appréhender le besoin de loisirs et de ses modes de consommations dans son ensemble comme dans ses particularismes.
L’innovation n’est pas synonyme de technologie seule, comme l’explique le paléontologue Pascal Picq : « L’innovation ne doit pas être le seul apanage des ingénieurs, mais résulter du « bricolage » collectif d’un ensemble d’acteurs : philosophes, artistes, scientifiques, designers, etc. ».

Le mélange des genres n’étant notre fort, il va falloir prendre sur nous et accepter de faire entrer dans la danse  (macabre au vu des faillites en série enregistrées ces 3 dernières années dans le tourisme) des yeux, des oreilles, et surtout des cerveaux vierges de toute influence professionnelle.
Donnons donc un mandat d’administrateur du SNAV à un Nicolas Bouvier d’aujourd’hui, un Pascal Picq, ou même un bloggeur de 17 ans qui bousculera les carcans intellectuels coulés dans le béton armé par nos pères fondateurs, à juste titre peut être en leur temps, mais le temps a passé, et malheureusement pas les modèles ».

Pierre-André Romano